Hamlet machine de Heiner Müller /
Le Galpon est rempli de squelettes Penchés sur «Hamlet-machine» Une courte incursion dans un monde inquiétant attend public au Galpon.
La longueur du titre du spectacle est inversement proportionnelle à la durée de ce dernier. J’étais, Hamlet,, Ophélie, Lénine, Mao, Marx, Lady Di…et les autres dure à peine une heure.
«C’est court, alors on peut circuler», conseille Gabriel Alvarez, le directeur artistique de cette création favorisant la stabulation libre. Le principe est celui d’une exposition animée par des comédiens sur le thème de l’Histoire avec un grand H.
Mieux vaut résumer ainsi cette expérience, car entrer dans le détail pourrait faire peur.
Très peur même. Shakespeare inspirant Heiner Müller, qui inspire à son tour les comédiens du Studio d’Action théâtrale, il y a dans ce cheminement de quoi intimider quiconque n’a pas préalablement mariné longuement dans le théâtre de Müller et de Shakespeare.
Décors sensationnels
Plutôt que de chercher le pourquoi du comment, mieux vaut se laisser happer par les mots et les images qu’ils véhiculent, et se forger ses propres clefs de compréhension à leur écoute. Les décors sensationnels réalisés par l’équipe du Galpon exercent une fascination décisive.
Un alignement sur deux niveaux de squelettes dressés et habillés commeceux descatacombes de Palerme évoque les spectres de l’Histoire. Des tombeaux grandeur nature en forme de livres ouverts accueillent les fantômes shakespeariens. Tout cela s’anime grâce à des comédiens très engagés, Mario Barzaghi, Clara Brancorsini, José Ponce, Anouck Couvrat et Pierre Lucat, vêtus (ou dévêtus) par Aline Couvasier et grimés avec un soin et une recherche remarquables par Arnaud Buchs.
Culture Spectacles
MARDI 14 NOVEMBRE 2006 / TRIBUNE DE GENEVE/ BENJAMIN CHAIX
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La danse de mort
Quand, en 1977, Heiner Müller écrit Hamlet-Machine, il se tient, pantois, sur les cendres encore fumantes des grandes catastrophes du XXe siècle. Le nazisme, bien sûr, mais aussi le communisme totalitaire... D’où le côté fragmenté et halluciné de ce chant dans lequel Hamlet et Ophélie apparaissent comme les ados furieux d’un siècle foireux. Ceci d’autant que la médiacratie qui s’annonce ne séduit pas davantage le dramaturge allemand.
A Genève, au Théâtre du Galpon, le metteur en scène Gabriel Alvarez ordonne une messe grandiloquente autour de cette célèbre oraison. Et il a raison. Car, à travers la pléiade de solutions visuelles et Sonores, son J’étais Hamlet, Ophélie, Lénine, Mao, Marx, Lady Di... et les Autres » traduit bien la démesure de la déception.
«Prends un siège, Cinna.» Cette amorce d’Auguste dans là tragédie de Corneille initie un long développement où le tyran dit son dépit d’être trahi par son favori. Même topo au Galpon. Lâché au milieu du plateau, chaque spectateur choisit son tabouret pour écouter une heure durant le réquisitoire d’un siècle qui a mal tourné. Et, surtout, pour observer l’exploitation d’un dispositif imposant où livres-cerceuils, baignoires dressées et squelettes de taille humaine racontent le naufrage de l’humanité. «Je me couchais par terre et j’entendais le monde tourner au pas cadencé de la putréfaction),, lance Hamlet. Noyée dans une baignoire, Ophélie lui répond: «Je suis Ophélie aux veines ouvertes... hier, j’ai cessé de me tuer... Je vais dans la rue vêtue de mon sang.» Lapidaires et métaphori- ques, les phrases de Heiner Müller ont à voir avec la musique. Judicieux, dès lors, que ce texte-matière soit parfois chanté par les comédiens (Clara Brancorsini, Mario Barzaghi Jose Ponce, Anouck Couvrat et Pierre Lucat) ou proféré en langues étrangères. De la même manière, un désir ardent accompagne ce triste chant. Ainsi, du cabaret à la salle de torture en passant par le final au sommet d’un charnier de poupées, Eros drague Thanatos et la danse macabre a de la fièvre par poussées. Un univers de prédilection pour Gabriel Alvarez qui, avec Artaud ou Genet, a déjà montre son attachement pour ce théâtre de la combustion.
Culture
Le Temps / Samedi 2 décembre / Critiques M. -P. Genecand
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GENÈVE e Le Théâtre du Galpon s’offre une adaptation percutante et «totale» de «Hamlet-machine», oeuvre du dramaturge Heiner MiillIer.
« Il faut bouleverser tous les rapports...», répètent en chœur Hamlet, Ophélie, Gertrude et Claudius. Message reçu. Présenté au Théâtre du Galpon et adapté d’après Hamlet-machine de Heiner Müller, J’étais Hamlet, Ophélie, Lénine, Mao, Marx, Ladi Di... et les autres bouleverse effectivement tous les rapports que le public peut entretenir avec le spectacle.
Assis au beau milieu de la scène, le spectateur se retrouve inhabituellement propulsé partie intégrante d’un décor aussi burlesque que macabre, composé de têtes de mort, de livres-cercueils et de baignoires-sarcophages. Fidèle à la dramaturgie müllerienne et non content de désorienter le spectateur par une scénographie où se démultiplient les zones de jeu, Gabriel Alvarez s’est attaché à fragmenter, voire dépecer, un texte déjà bien éloigné du classicisme de Shakespeare. Si chez ce dernier, seul le père d’Hamlet est un fantôme, Müller et plus encore Gabriel Alvarez décrivent un monde où chaque homme est un spectre pour l’homme. Les protagonistes de ce spectacle sont des morts-vivants à la fois menaçants et bienveillants, objets et sujets.
Dialogue avec les morts
A dimension largement politique, Hamlet-machine s’allège dans la version du metteur en scène genevois, soucieux d’alterner scènes tragiques et comiques dans un ensemble percutant. Ainsi, la mort spirituelle d’Hamlet — «Je ne suis pas Hamlet. Je ne joue plus de rôle. Mes mots n’ont plus rien à me dire. Mon drame n’a plus lieu» —enchaîne avec le strip-tease d’Ophélie dont l’excentricité est toute brechtienne.
Fasciné par les anciens mythes, Heiner Müller s’offre, avec Hamlet-machine «un dialogue avec les morts» en insérant le passé dans le présent. Le dramaturge allemand, très marqué par les évènements politiques des années 1950, consacrant notamment l’échec dé l’a révolution bolchevique, ressuscite Hamlet et ses «camarades» de tragédie pour les insérer dans ce contexte contemporain. En jouant sur l’interchangeabilité des mythes et des rôles, fictifs ou réels, Müller amène Hamlet à devenir tour à tour Macbeth, puis Ophélie. Avant de se travestir, Hamlet déclare: «Je veux être une femme ». Ces confusions volontaires rompent avec le didactisrne politique de Brecht et créent un monde sans repères ni solutions.
Spectacle polyglotte
C’est ce que démontre Gabriel Alvarez à l’aide de deux baudruches à l’effigie de Marx et Lénine qui, à l’instar de leurs idéaux, gonflent, enflent pour finalement mourir aussi lamentablement qu’un pneu crevé. Afin d’enfoncer le clou, le Genevois, outre des rôles et des costumes, se joue des langues que chacun des personnages s’approprie en s’exprimant en anglais, en allemand ou en espagnol.
Au final, si on regrette une création qui ne sert pas toujours le texte de Heiner Millier (qu’il vaut mieux avoir lu avant de se rendre au Galpon), il faut saluer l’excellente performance — schizophrénique — des comédiens. Changeant de casquette comme de chemise de rôle comme d’époque, dans un théâtre vivant et sans concessions, l’équipe de Gabriel Alvarez exprime tout son talent dans cette adaptation aussi périlleuse que totale.
Culture
LE COURRIER
VENDREDI 24 Novembre / Machine à spectres / MARCGUÉNIAT
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"Dare-Dare" du 17/11/06 Espace 2. Marie-Pierre Genecand.
"Gabriel Alvarez est partisan d'un théâtre très baroque, très chargé d'images, de sons et de musique. C'est un théâtre dont le jeu est volontiers expressif et capiteux. Ce metteur en scène d'origine colombienne, adore le fameux couple Eros et Thanatos, c'est-à-dire qu'il s'empare de sujets qu'il s'agisse des Liaisons dangereuses, Médée ou Hamlet, qui lui permettent de convoquer cette double figure de l'amour et de la mort. Il le fait avec un sens du rituel assumé et consommé qui peut étonner ou même parfois détonner quand le propos exigerait un traitement plus discret mais qui ici dans le cas de cette pièce fragmentée qu'est Hamlet-machine convient parfaitement.
Alors Hamlet-machine justement qu'est-ce que c'est que ce texte : c'est une pièce du dramaturge allemand Heiner Müller, qui a été écrite en 1977 sur les cendres encore fumantes de toutes les horreurs du XXe siècle, bien sûr le nazisme, mais aussi le communisme totalitaire. Müller utilise les personnages meurtris, trahis, de Hamlet et d'Ophélie comme l'incarnation du trauma qui rejetterait toutes les idéologies. C'est une langue très métaphorique et dans cette langue les deux protagonistes évoquent le naufrage politique à travers leur naufrage personnel. Par exemple dans le bouche d'Ophélie on peut entendre des phrases comme "hier, j'ai cessé de me tuer, je vais dans la rue vêtue de mon sang" tandis que Hamlet lui rétorque un peu plus loin "je me couchais par terre et j'entendais le monde tourner au pas cadencé de la putréfaction". Donc on entend une écriture de l'apocalypse mais aussi de la dénonciation de l'ère marchande et médiatique, l'ère qui a succédé, puisque Müller condamne à la toute fin "le bonheur de la soumission" et en appelle à la vérité qui dit-il "traversera nos chambres avec un couteau de boucher".
C'est dans ce créneau choral que Gabriel Alvarez trouve un creuset pour son théâtre de prédilection parce que, outre Hamlet et Ophélie, on a sur scène trois autres personnages. On a un croc-mort, et puis bien sûr le couple meurtrier : Gertrude, qui est donc la mère de Hamlet, et Claudius, son oncle. Mais au-delà des personnages, on a surtout cinq comédiens qui se partagent ce texte tourmenté comme s'ils se partageaient une partition musicale avec des césures au milieu des phrases, des rythmes contrariés, des parties chantées, plusieurs langues utilisées. Bref tout un travail formel qui finit de détacher le texte de son contexte réaliste.
Pour la part très spectaculaire de ce travail, ces personnages, que j'ai décrit comme inquiétants, apparaissent décadents, dans des tenues très début XXe siècle : des redingotes ou des robes en soie qui découvrent des dessous affriolants. Et ces personnages évoluent dans un paysage de morts-vivants, au centre duquel le public prend place. C'est-à-dire qu'on est assis au centre du plateau sur des tabourets, et autour de nous, on a, d'un coté, six livre-cercueils de taille humaine, dans lesquels les comédiens se couchent au début du spectacle. D'un autre côté, on a une série de sept baignoires dressées qui évoquent le suicide d'Ophélie par noyade, mais aussi les meurtres politiques par le même moyen. Sur un troisième côté, on voit un charnier qui est figuré par un amas de poupées disloquées. Et le clou du spectacle, c'est sur le quatrième côté que çà se passe, c'est une sorte de catacombes dressés, une série de squelettes grandeur nature, de tous âges, superposés sur trois niveaux et habillés de costumes usés… et ces squelettes nous fixent de leur regard sans yeux. Tout cela termine en beauté ce tableau désolé."
Evidemment c'est très exubérant et grandiloquent mais je l'ai dit Gabriel Alvarez vient de Colombie et on sait que dans ces cultures, le théâtre et les rites se vivent en grand ! Et puis Heiner Müller est également un auteur de la catastrophe, qui ne se censure pas, qui exprime avec beaucoup de lyrisme le désenchantement né de l'échec du communisme. Après la première surprise –parce que dans notre quotidien on croise assez peu de spectres- après ce premier étonnement, il y a une forme d'ivresse qui opère. On pense à Edgar Poe ou aux surnaturels et cette vision, associée à la qualité du travail vocal, installe vraiment un climat tout à fait propice à cette parole du précipice."
"Dare-Dare" du 17/11/06 / Espace 2. / Marie-Pierre Genecand.