SPECTACLE
La Panne de Friderich Dürrenmatt
Le choix de ce texte repose sur plusieurs aspects :
Tout d’abord :
Il nous permet de continuer la collaboration dramaturgique avec l’actrice et autrice Justine Ruchat qui fera l’adaptation théâtrale de la pièce. Cette collaboration a commencé il y a sept années. Depuis elle a participé, en tant qu’actrice, entre autres aux ateliers de recherche du SAT et aux dernières 11 créations de la compagnie. En 2022, Justine Ruchat a écrit un livre sur son expérience d’actrice au sein du SAT : Dialogues du Désordre, voyage dans les entrailles d’une pratique théâtrale. En tant qu’autrice, elle a écrit, avec la collaboration de Gabriel Alvarez, le texte Cassandre Hallucinée, crée en 2020 au théâtre du Galpon et qui continue à tourner dans sa version espagnole, tant en Amérique du Sud qu’en Espagne. En partant de cette riche collaboration, nous nous sommes mis d’accord pour qu’elle écrive une adaptation au féminin (les personnages principaux seront joués par des femmes) de La Panne. Cette adaptation cherche à se centrer sur les notions de justice et vérité, notions chères à Dürrenmatt, tout en remettant en question la conception que nous nous faisons des rôles sociaux. C’est entre autres une manière de questionner, la relation entre la fonction sociale d’un personnage, le genre et nos schémas de pensée. Pour y arriver, il nous faudra adopter une attitude qui rejette toute approche idéologique, afin de porter un regard nuancé sur le monde théâtral et ses distributions.
Nous le savons, Dürrenmatt refusait l'engagement et le message. Il affirmait la primauté du jeu. L'Histoire, les Hommes, les idéologies, les morales deviennent chez lui la nourriture de cette activité purement ludique : le théâtre. À la question de Brecht : « Le théâtre peut-il aider à changer le monde ? ». Dürrenmatt dénie toute fonction idéologique et politique du théâtre. Peut-être pour lui, l'ironie, la gratuité du jeu, le paradoxe, le jeu du hasard sont les seuls moyens qui nous restent afin de faire éclater l'absurdité du monde contemporain.
Ensuite :
Les thématiques abordées ; la justice et la corruption. La Panne fait de l’appareil judiciaire et du droit une sorte de bouffonnerie menaçante. C’est une justice grotesque, fantasque, en retrait, mais qui n’en est pas moins la Justice. Dürrenmatt aime jouer avec les « règles » du jeu, non seulement du droit, comme dans la Panne, mais aussi de ce qui fonde la vérité comme dans La Mort de la Pythie. Dans la Panne, particulièrement, il change les normes qui entourent habituellement le déroulement d'un procès en le déplaçant dans une salle à manger et à l’intérieur d’un festin fastueux. Nous voulons développer et accentuer, comme Dürrenmatt le propose, le fait que le droit est une fiction à laquelle on peut croire ou ne pas croire. Notre mise en scène plongera dans le traitement de la relation entre la réalité et l’illusion. La Panne n’a pas le souci de restituer la réalité telle qu'elle se présente. C’est un récit, un procès qui réunit des alcooliques organisant des procès pour se divertir, hommes de loi (dans notre cas, femmes de loi) échangeant des paroles insensées, un personnage qui meurt à cause d'un jeu, des dialogues absurdes.
Pour finir :
Le traitement du langage. Nous avons envie de creuser dans ce langage fait d’une rhétorique juridique où se dévoile le pouvoir du discours. Nous voulons jouer avec les masques de cet art d'argumenter et se justifier. La génialité de Dürrenmatt réside dans la manière dont il montre ce que le discours est capable de faire, comment il peut rendre vraisemblable un mensonge et persuader à tort une majorité d'individus. Oui, il confronte divers types de rhétoriques (narratives, judiciaires et philosophiques) afin de nous dire qu’une multitude de vérités contradictoires peuvent émerger. Dans La Panne, il nous dit que la justice est profondément divisée et relative. Ce constat d'impuissance qu’il manifeste est lié à sa compréhension polyphonique du monde et à sa faculté de nuancer tout conflit qui tombe dans ses mains d’écrivain.
